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Sonnette d’alarme

Peggy Sue est épuisée. Elle marche depuis trop longtemps entre les tiges des fleurs carnivores, et cette progression a fini par avoir raison de ses dernières forces.

Si l’on veut avoir une chance de survivre, il faut se déplacer la nuit, quand les drosera[6] horribilis sont assoupies. Le jour, c’est impossible, il faut rester caché au fond des terriers, des cavernes. Si l’on met le pied dehors, elles vous attrapent et vous dévorent aussitôt.

C’est comme ça que le chien bleu est mort. Il ne supportait plus de vivre dans le noir, sous la terre. « Comme un lapin… » répétait-il. L’enfermement l’avait rendu nerveux et méchant. Il refusait d’écouter les recommandations de Peggy. Un beau matin il s’est faufilé hors du terrier et…

Peggy Sue a beaucoup pleuré.

 

C’est fini, on ne peut plus vivre dans les maisons. Les plantes carnivores poussent le long des façades, comme le lierre, elles s’introduisent par les fenêtres pour capturer les humains. On n’est nulle part en sécurité, il a fallu se résoudre à abandonner les villes.

En six mois, beaucoup de gens ont péri.

Il est difficile de résister aux fleurs car elles émettent des parfums qui vous paralysent si vous avez le malheur de les renifler. Dès qu’elles ont repéré une proie, elles ouvrent leur corolle pour puiser dans l’air des bouffées de somnifère odorant, et l’on reste là, idiot, les bras ballants, l’œil dilaté, à attendre que les pétales dentelés se penchent pour vous saisir à mi-corps, comme le ferait le bec corné d’une pieuvre géante. Ensuite… Ensuite on se retrouve enfermé, empaqueté au cœur du pistil, aspergé d’horribles sucs digestifs qui vous ramollissent et transforment votre corps en une bouillie infâme dont la fleur va se nourrir.

Granny Katy est morte ainsi.

Elle était trop vieille, elle ne courait plus assez vite. Peggy Sue n’a rien pu faire pour l’aider.

Elle a beaucoup pleuré.

 

Les fleurs sont partout. En moins de trente jours, elles ont recouvert la totalité du pays. Pour leur échapper, les humains essayent de se regrouper au milieu des déserts, là où les conditions climatiques s’opposent à la progression des plantes.

Mais on n’a pas toujours un désert à portée de la main.

— Moi je ne pourrai pas survivre sous une telle chaleur, dit souvent Sébastian. Au bout d’une heure, toute l’eau qui me maintient en forme sera évaporée et je tomberai en poussière. Il faut nous séparer. Toi, tu as une chance de rester en vie, tu ne dois pas la négliger.

Toutefois, Peggy refuse obstinément de quitter Sébastian, même si cela la met en danger.

— On dit que les gens retranchés dans les déserts meurent de soif, objecte-t-elle. Réfléchis : s’il n’y a pas d’eau pour les plantes, il n’y en a pas non plus pour les humains.

Sébastian insiste, il voudrait accompagner Peggy Sue jusqu’à la frontière d’un désert et lui dire adieu à la lisière des sables. Il en aurait le cœur brisé, il le sait, mais il préférerait qu’elle soit hors de danger. Jusqu’à présent il l’a sauvée des maudites fleurs à dix reprises, l’arrachant de justesse aux mâchoires vertes et dentelées. Il ne se fait pas d’illusions, leur chance ne va plus tarder à tourner. Il y a trop de fleurs. Au début de l’invasion il était relativement facile de les éviter, ce n’est plus le cas aujourd’hui.

Elles sont incroyablement résistantes. Sébastian a essayé de les attaquer à la hache, à la scie. Il n’a jamais réussi à entamer leur tige de plus d’un centimètre. On les dirait coulées dans le béton… un béton aussi souple que le caoutchouc. C’est à n’y rien comprendre. En outre, elles cicatrisent très vite. À peine ouvertes, les blessures qu’on leur inflige se referment.

Non… on ne peut pas se battre contre elles.

Dans les premiers temps, on a essayé de les brûler en les attaquant au lance-flammes, mais ça n’a rien donné. Elles ne craignent pas le feu.

C’est au cours de l’un de ces assauts que le capitaine Langley, le père de Martine, a été dévoré avec tous ses volontaires.

 

Peggy Sue est bien fatiguée. Elle ne dort presque plus. Elle a toujours peur qu’une fleur s’introduise dans le terrier où elle est recroquevillée en compagnie de Sébastian.

Les fleurs ont mangé les animaux domestiques, les vaches, les chevaux. Elles s’en prennent même aux oiseaux. Ça leur est facile : il leur suffit d’ouvrir grand leurs corolles, de vaporiser des parfums vers le ciel. Les oiseaux les respirent, s’endorment en plein vol, et tombent directement dans leur pistil.

 

Les Zêtans, eux, n’accordent aucune attention aux humains. Ils les côtoient sans les regarder, jamais, comme si ces petits pantins de chair rose étaient invisibles.

La plupart du temps, ces grosses bêtes écailleuses mènent une vie contemplative. Elles se dorent au soleil, somnolent, batifolent dans les hautes herbes. Le soir, quand elles ont enfin digéré les énormes quantités de fleurs carnivores ingurgitées au cours de la journée, elles se rassemblent en cercle pour se raconter des histoires dans un langage incompréhensible.

Le conteur s’installe au centre du cercle et mime son récit en agitant curieusement ses courtes pattes antérieures. Les autres l’écoutent en hochant la tête, et l’on voit bien qu’ils prennent un immense plaisir à cette narration.

Non, vraiment, les Zêtans ne sont pas méchants. Ils parlent, et rient, d’un gros rire caverneux ponctué de sifflements qui s’échappent de leurs narines. C’est leur manière à eux de manifester leur joie. Jamais on ne les voit se battre.

— On pourrait presque dire que ce sont des vaches intelligentes, dit souvent Sébastian.

— Pour eux nous sommes des fourmis, répond Peggy d’une voix lasse. Nous n’existons même pas.

Elle a, à deux reprises, tenté d’entamer une discussion avec eux, ils ont feint de ne pas la voir et se sont détournés avec ennui.

— Ils nous prennent pour une race inférieure, soupire Sébastian. Mais je dois reconnaître que j’adresse rarement la parole aux escargots…

 

Peggy Sue ne l’écoute pas. L’oreille tendue, elle guette le bruit des fleurs, à l’extérieur de la caverne. Elle sait qu’un jour prochain, les corolles dentelées essayeront de s’introduire dans la grotte. Ce n’est qu’une question de temps.

Elle est si fatiguée qu’elle a presque envie que cela se produise. Elle n’en peut plus de vivre dans la terreur perpétuelle. Elle voudrait dormir. Dormir pour toujours…

 

Peggy Sue se réveilla en sursaut. Une sueur d’angoisse lui mouillait le visage.

« Un cauchemar, se dit-elle avec soulagement. Ce n’était qu’un cauchemar. »

Elle gonfla ses poumons avec l’air frais de la nuit, mais la peur s’accrochait à elle, refusant de s’en aller. C’était comme une grosse araignée noire dont les pattes se seraient emberlificotées dans la laine de son pull.

Un cauchemar… ou une prémonition ? Une vision du futur ?

Avait-elle vu en songe les événements à venir ?

La mort du chien bleu, celle de Granny Katy… La destruction de l’humanité…

Elle poussa un gémissement de désarroi.

« Ce n’était pas un rêve normal, songea-t-elle. Tout y paraissait trop réaliste, trop vrai… C’est un avertissement. Ce que j’ai vu va arriver si je ne parviens pas à trouver le moyen d’arrêter les Zêtans ! »

Grelottante, elle regarda autour d’elle, cherchant à distinguer dans la nuit ceux qu’elle aimait et qui, en ce moment, dormaient recroquevillés à la fourche d’une branche. Elle ne voulait pas les perdre, à aucun prix. Elle devait trouver une solution… Il le fallait, coûte que coûte.

 

Le zoo ensorcelé
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